jeudi 27 décembre 2012

Tango libre : ils sont là pour être aimés


Tous les apprentis danseurs esquissent abrazo et ochos dans leur cuisine. Qu'ils soient huissiers de justice [1] ou matons. Et tombent amoureux de leur partenaire. Evidemment déjà engagée avec un ou deux hommes.

Le tango comme symbole de liberté entre serrures, grilles et parloirs ? Comme une expression de la violence latente de la prison ? Belle idée à condition que le sujet soit traité. Il ne l'est pas. Le tango n'a ici rien à voir avec cette femme partagée entre des hommes qui veulent être aimés, mari, amant, fils, soupirant. Ni avec le dénouement totalement invraisemblable qui met tout le monde dans la même voiture. Pour aller vers quelle liberté ?


Restent les brèves apparitions des maestros Mariano Chicho Frúmboli (qui fut l'invité du festival international de tango de Tarbes en 2007) et Pablo Tegli (professeur pendant huit ans à Tangueando Toulouse – crédité au générique), leurs tangos virtuoses en godillots, leurs leçons viriles. Et cette affirmation succulente de Chicho : « Je ne danse pas le tango ».

[1] Stéphane Brizé – Je ne suis pas là pour être aimé, 2005


mercredi 26 décembre 2012

Opéra pastille : récréation lyrique


Qui mieux que l'artiste lyrique peut se moquer de lui-même et railler le répertoire ?
Respectant scrupuleusement le graduel, la messe baroque est chantée en disco, tandis que le Curé de Camaret a les honneurs du latin et du plain-chant. Figaro s'essouffle dans les croches de Largo al factotum et Nemorino se bat avec la justesse et le rythme de sa furtiva lagrima. La « grande saga Fatalità Fatalità » épingle l'opéra russe, Wagner, Verdi, Carmen. Siegfried porte l'épée dans son attaché-case, Aïda n'en finit pas de mourir à cause d'un fazzoletto et d'histoires de famille inextricables, Escamillo veut rendre son toaster. Le tout ponctué d'entrées intempestives du Commandeur Dark Vador interpellant un Don Giovanni perpétuellement absent. Le trait de la caricature est parfois épais – trop longue ovation de la diva couverte de trop de fleurs qui va chanter une trop lacrymale Mort de Didon – mais toujours juste et jamais grossier.



La précision millimétrique des arrangements musicaux de Stéphane Delincak, la densité des allusions, la parfaite interprétation au chant de Stéphanie Barreau, Omar Benallal et Benoît Duc font des spectacles d'Acide Lyrique des moments d'intense récréation pour le mélomane averti.



Photo © La Dépêche du Midi

Cave Poésie René Gouzenne, 22 décembre 2012

mardi 25 décembre 2012

Aïda : l'intime emmuré dans le kitsch


On voudrait pouvoir alléger Aïda des pharaonneries déjà érodées, des trompettes, des théories de figurants, des pschents en toc, des chorégraphies académiques et pas de deux anachroniques en pagne rouge, des ténors callipyges en jupette moulante.
Car Aïda est un drame intime, un drame d'entre des murs de passions qui font des prisons inextricables.




Il faut de cette Aïda retenir l'émouvante ligne de chant de Liudmyla Monastyrska, déjà emmurée dans la catastrophe pour son subtil Numi piéta. L'Amnéris d'Olga Borodina tout en regards de fards, de jalousie perverse et de véritables larmes. Le Radamès juvénile de Roberto Alagna – et on ne discourra pas ici de la façon de donner Celeste Aïda, tout en affirmant qu'il vaut mieux un piano en voix de tête qu'une vocifération incongrue. L'Amonasro impressionnant de George Gagnidze, malgré ses regards à la Eisenstein.
L'actrice Liudmyla Monastyrska, livrée à elle-même ou mal dirigée, n'est hélas pas à la hauteur de la chanteuse, et l'absence totale d'alchimie avec son partenaire transforme l'emmurement final en un duo de récital sans émotion. Froids sont les murs des tombeaux.

Photos © Marty Sohl

Metropolitan Opera, Live in HD, 15 décembre 2012

dimanche 23 décembre 2012

Un Ballo in Maschera : obscur Icare


Ce Bal est une collection de concepts à la sémantique obscure. Pourquoi Icare au rideau de scène, au plafond ? Pourquoi le page Oscar en Icare – à moins que ce ne soit l'inverse – ridiculement ailé ? Le metteur en scène (David Alden), mâchoires serrées, ne l'explique pas à l'entracte : il y a Icare, point.

Il y a ces chaises, ces bureaux. L'omniprésence du fauteuil royal en cuir. Ces marins en cirés, équipés de parapluies (pour se protéger des chutes éventuelles d'Icare ?) La diseuse de bonne aventure sortant de son sac à main flasque d'eau de vie, crâne d'Hamlet et raton-laveur. Le gibet et son rail de chemin de fer rouillé érigé à cour en guise de potence et ses trous au sol dont les couvercles déplacés indiquent que les vampires sont au bal, laissant juste dépasser les trois feuilles rabougries de la plante magique. Cet amour déclaré symbolisé par l'ouverture sur une perspective de toits et poteaux télégraphiques entre chien et loup. Le bal, inquiétant, anges noirs, masques de mort, où Oscar agite vainement ses ailes sans empêcher le roi d'être tué d'un coup de couteau à beurre gigantesque.





Seul l'acte III est réussi. Origami noir et blanc à peine déplié, l'espace étouffant aux arêtes vives est la chambre d'amour et de tortures où, sous les yeux du roi en portrait, les pulsions de sexe et de mort s'entremêlent. Le sadisme des maris jaloux n'a pas de limites : comme un autre Albert, Renato force la main de sa femme à tirer au sort le nom du meurtrier de l'amant. Dans une urne sortie comme par magie du trou du souffleur. L'acte III aurait pu être parfaitement réussi.




Marcello Alvarez (le roi, Riccardo) est en grande forme vocale, et affirme sa présence scénique, même lorsqu'il s'agit de danser comme un boy de revue, avec canne et gibus, sur la musique d'opérette antiverdienne de l'acte I. En revanche, il meurt mal – effet des agonies interminables des ténors et de la botte au couteau à beurre. Sondra Radvanovsky (Amelia) est mal habillée, coiffée, maquillée, on la dirait travestie en travesti. C'est certes un bal masqué. Stephanie Blythe en impose en Ulrica avec des graves aussi profonds que son sac à main. Kathleen Kim bat des ailes en Oscar-Icare et distille son soprano aérien malgré moustache et bouc très postiches. Et c'est le jeu animal de Dmitri Hvorostovsky (Renato) qui concentre tous les regards, son arrogance imbuvable, son baryton insolent.

Il reste le mystère de ce thème musical du pardon du roi à l'ouverture et à l'acte III, qui ressemble étrangement à la prière de Rienzi. Verdi (1859) aurait-il plagié Wagner (1842) ?


Photos © Ken Howard

Metropolitan Opera, Live in HD, 8 décembre 2012

dimanche 9 décembre 2012

La Clemenza di Tito : la beauté ambiguë des messieurs-dames


La reprise de la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle place des costumes du XVIIIe siècle dans les colonnes fissurées de la Rome antique. Polysémie du classique.

Opéra des conflits internes. Titus tiraillé entre amour et raison d'état ; Vitellia entre amour et ambition ; Sesto entre amour et amour.

Pâle, les yeux cernés, hanté par ses contradictions, Guiseppe Filianoti a mangé le lion auquel était destiné Sesto : son incarnation forte est loin de l'insipide Faust toulousain de 2009. Las ! son jeu lui vole sa voix : aigus en limite de justesse et vocalises poussives en font un Tito en grande difficulté.




Pour punir cette traîtresse capricieuse, Mozart impose à Vittelia un ambitus meurtrier. Il est négocié magnifiquement une Barbara Frittoli en peste dédaigneuse dans sa robe à la Vélasquez.









Opéra de l'ambiguïté des genres : charme, mystère, et fascination de l'androgyne [1]. La beauté plastique et vocale de Kate Lindsey (Annio) et d'Elina Garanča (Sesto) – brûlante Carmen sur la même scène en 2010 – leur interdit de passer pour des garçons. La furtive caresse sur les joues que leur fait Guiseppe Filianoti, d'une infinie douceur, est-elle celle d'un homme à ses partenaires féminines, ou celle d'un Tito équivoque à ses compagnons ?



Avec un Parto parto... d'anthologie puis un Deh, per questo istante solo poignant, ce Sesto irrésistible, d'une féminité inouïe dans sa loque de condamné, ferait rendre les armes à tous les Tito du monde. Cléments ou non.

Photos © Ken Howard

[1] Michel Lehmann – L'identité vocale ou « c'est la voix du bien-aimé », Un thé à l'opéra, théâtre du Capitole, mars 2012

Metropolitan Opera, Live in HD, 1er décembre 2012

dimanche 2 décembre 2012

Written on skin : ardentes enluminures


C'est une histoire brûlante placée dans un cadre glacial [1], une expérimentation minutieusement préparée par les anges manipulateurs d'un laboratoire aseptisé : l'Ange 1 est délégué par ses pairs pour s'introduire Dans la maison, sous l'apparence de l'artiste, divin et diabolique à la fois, catalyseur du sublime et du désastre.

Enluminure (en parlant du visage) : vive coloration du teint, due à une émotion, à l'ivresse, ou obtenue par l'emploi de fards [2]. L'Ange 1, devenu le Garçon, est enlumineur. Il écrit sur la peau. L'écriture est sensuelle, enroulement des arabesques, crissement de la plume sur le parchemin. La folie érotique poussera l'éditeur de Peter Greenaway (The Pillow book) jusqu'à faire un livre de la peau calligraphiée de son jeune amant. « Enlumine-moi » dit la Femme de la maison au Garçon.

La Femme est la propriété du Protecteur, son mari. Violent, sadique, c'est le Moyen-Age !... c'est maintenant. Les anges du labo, anges de mauvais augure, chœur antique sévère sous les néons blafards, martèlent les horreurs du temps présent. Et tirent les ficelles des péripéties, de la catastrophe : la Femme provoque le Garçon.




Les images que les mains [du] Garçon dessinent sur cette peau effacent l'ordinaire trivialité. Femme palimpseste, qui devient Agnès (αγνεία) – pureté, innocence dans le désir et le plaisir révélés - « not 'the woman' – I am Agnès, my name's Agnès ». La seule à désormais avoir un prénom, une identité. Volupté extrême du corps à corps, de ces deux voix de soprano et contre-ténor qui fusionnent dans leurs différences, s'enroulent encore et encore autour [de l'] autre, enluminées par les étranges sonorités de l'orgue angélique [3]. Love's not a picture: love is an act.







Doutes du Protecteur, troublé lui aussi par ce Visiteur pasolinien – I love the Boy. L'homme autoritaire voit ses certitudes, son pouvoir, s'écrouler. Jalousie et peur panique face à cette sensualité (il pourrait y succomber, insupportable faiblesse !), face à cette page du livre qui reste mouillée comme la bouche d'une femme, la page qu'Agnès a demandée au Garçon. Des images peintes avec des mots. La violence extrême en réponse à ce que corps et esprit n'acceptent pas.



L'expérimentation se termine. Les anges aident au meurtre du Garçon, transportent rapidement le corps au labo – le transfert d'organes n'attend pas. Cœur extrait, mis en bocal, préparé, accommodé. Servi par le Protecteur à Agnès. Qui le mange parce qu'elle doit obéir à son mari. Victoire du Protecteur ? Le trouve bon, salé et sucré. Ultime repas, goût du Garçon imprimé à jamais dans sa bouche, ultime cri. Comme Tosca défiant les sbires de Scarpia en se jetant des toits du Castel Sant'Angelo, Agnès se jette par la fenêtre emportant avec elle le goût de son ange. L'opéra ou la victoire des femmes !



La musique est faite pour chanter [4]. Chanter, explique le compositeur George Benjamin, est la façon la plus profonde d'exprimer les émotions, c'est une chose éternelle. L'orchestre est discret, les mots doivent être audibles, beaux à chanter [5]. Le chant, magnifié par ses interprètes et sculpté par la délicatesse du chef Franck Ollu, est en effet toujours mis en avant, les mots parfaitement compréhensibles, sur une musique sensuelle donnée par une formation classique, à laquelle une basse de viole de gambe, une cloche de vache jouée avec archet de contrebasse, le glass harmonica et des cuivres fortissimo avec leurs sourdines muettes confèrent des sonorités étranges.




Le livret cinématographique fait énoncer aux personnages le storyboard, dans une scénographie en jeux de cadres, ralentis et plans-séquences. L'engagement des chanteurs est extrême, Christopher Purves en Protecteur ignoble – à ajouter à la galerie des barytons bad boys, Tim Mead en Garçon à la voix d'ange et à l'étrange séduction naturelle, Barbara Hannigan en Agnès, présence charnelle investie corps et voix dans son éclosion violemment sensuelle qui culmine sur deux ut aigus orgastiques, sexe et mort.





Le spectateur, abasourdi, sidéré par cette œuvre fulgurante, gardera longtemps ces enluminures imprimées sur sa peau.

On écrit parce qu'il y a quelque chose qui ne marche pas [5].
Make each new book a precious object written on skin [Angels 2 and 3].

[1] Martin Crimp, in Written on Skin, programme de salle du théâtre du Capitole, 2012
[2] Le Trésor de la Langue Française Informatisé - http://atilf.atilf.fr/
[3] Paganini dénommait ainsi le glass harmonica.
[4] Olivier Messiaen, cité par George Benjamin [5]
[5] Rencontre avec George Benjamin, projet Contre-ut...1, Université Toulouse 1, 22 novembre 2012.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 25 novembre 2012

Le reportage sur la création mondiale au festival d'Aix-en-Provence, juillet 2012.