dimanche 31 janvier 2016

Joueurs de Farces : Vesti la giubba


Vesti la giubba,
e la faccia infarina.
La gente paga, e rider vuole qua. [1]

Merde ! Voilà une entrée en matière, si l'on ose dire, qui donne le ton. Les tons. Gros mot mais aussi porte-bonheur de l'artiste entrant en scène. Je prends.


La Farce de Frère Guillebert n'est qu'un prétexte, un contexte. Francis Azéma fait son théâtre en parlant du théâtre. Sur le tréteau étroit, le XVIIe siècle s'entrelace au XXIe siècle et le joueur Sans-Soucis dit soucis d'hier et d'aujourd'hui, regrets, jalousies, difficultés et rancœurs. Sous la farine qui fait masque, sous la veste qui fait autre, on moque et on pique comme le faisait un certain Lomière, ou Roguière peut-être, avec faux dévots et grands seigneurs méchants hommes. Car il faut plaire aux bailleurs de fonds ; se mettre à portée d'un public qui ne comprend plus rien ; expliquer le latin à ceux qui ne l'auront plus appris. Et puis se former à être joueur, peut-être, même ! avec un professeur. Auto-dérision...




Et Paris ! Y être ou ne pas y être. Ce joueur qui va et qui vient – un intermittent ! - et choisit de quitter ses camarades provinciaux pour la troupe qui joue devant le roi, ne serait ce pas le jeune élève devenu l'an passé pensionnaire de la Comédie-Française ? Fais ce que tu veux, tu es libre. Fierté du prof mêlée d'un pincement au cœur.
Là-bas, à la capitale, il y a des salles riches, des décors, des machines. De celles qui font apparaître et disparaître la lune et ses sélénites blancs. Mais cette lune et ces petits bonshommes qui en tombent, et pas métaphoriquement ! sont ceux du décorateur, pas ceux du spectateur... Pourquoi, pour qui donne-t-on le théâtre ?




Les gens ont payé, il faut les faire rire. Ce n'est pas tant la Farce elle-même, farce bien grasse d'un délicieux sandwich, qui fait rire, que la façon dont le trio des joueurs s'en réjouit. Les paillasses enfarinés en rajoutent, oublient le personnage pour commenter texte et jeu, improvisent. Le moine paillard de Francis Azéma, le vieillard de Denis Rey, la femme insatisfaite de Corinne Mariotto et la magistrale commère masquée donnent une leçon de théâtre. Théâtre dans le théâtre, public dans le public, celui de la salle devient par une simple rotation du tréteau celui de cette foire, attiré par la harangue.



Mais à la fin il faut toujours enlever les masques, ranger les costumes, plier le rideau. Revenir à la vraie vie, celle dont, peut-être parle le théâtre. D'ailleurs il pleut.

[1] R. Leoncavallo – Pagliacci, acte 1

Photos © Justine Ducat, théâtre du Pavé

Théâtre du Pavé, 23 janvier 2016

vendredi 1 janvier 2016

La Damnation de Faust : dans les abîmes de Mars


Nous sommes un jour avant de quitter la planète Terre.

Qui est le Faust de notre temps ?
Pourquoi Stephen Hawking serait-il le Faust du XXIe siècle ? Quel pacte aurait-il conclu ? Y aurait-il donc un diable transhumaniste derrière les deux lettres ouvertes mettant en garde contre l'Intelligence Artificielle non contrôlée et les armes autonomes, qu'il signa librement [1] ? D'ailleurs le Méphisto en blouse blanche, suivi de sa cour d'étudiants, semble bien être un scientifique fou – science sans conscience... Nous autres scientifiques avons repris le pouvoir dans la quête du savoir.
Donc Faust est Stephen Hawking et réciproquement, l'un cloué dans son fauteuil roulant (le danseur Dominique Mercy, fascinant), l'autre chantant son mal-être romantique. Et Alvis Hermanis de se prendre dramatiquement les pieds dans la légende.

Les chorégraphies, systématiquement plaquées sur les parties orchestrales, sont laides, ennuyeuses, redondantes (les rats en cage sur fond de vidéo de rats pendant la chanson du rat...), souvent brouillonnes, et tiennent plus de la réclame pour sous-vêtements bas de gamme. Seule l'allusion aux Wilis (jeunes esprits), tutus longs et petites ailes revêtus par dessus culottes et soutiens-gorge, a quelque sens. Mais le rover Curiosity s'affaire lentement sur Mars et son alter ego de pacotille traverse la scène – était-ce bien nécessaire ?
Les vidéos – baleines (Autrefois un roi de Thulé), fourmis (les fils du Danube ?), volcans, coquelicots, galaxies (la nuit sans étoiles ?), fécondation (ballet des follets), quasiment toutes empruntées ailleurs, au mieux n'apportent rien. Et pourquoi le visage des protagonistes pendant le duo d'amour ? À moi Vortex, Giaour ! Et la fusée décolle (avec force vortex). Quand je vais au théâtre, je ne suis pas devant une télé... [2]

Passent Adam et Ève statufiés au jardin d'Éden, sous verre, le ridicule s'habillant de sous-vêtements chair. Landerira !
Avec son masque médical, Méphisto anesthésie Faust. Voici des roses... Émergeant de couples vautrés par terre, Marguerite apparaît en hideuse robe verte à carreaux. Céleste image ?
Notre avenir ne peut se limiter à la Terre. Préparation à Mars One (quoi, sans signer de pacte ?), Faust refuse d'aller dans la centrifugeuse, c'est Hawking qui s'y colle. Le diable se marre.

Jonas Kaufmann, qui déambule avec ennui, attendant vainement une réaction de Hawking-Faust, est vocalement impérial. Manifestement gêné par les lunettes de son double, il se libère totalement lorsqu'il les ôte. Et c'est alors une Invocation à la nature sublime, charnelle, éruptive (mais les volcans en éruption sont de trop).


Sophie Koch, la silhouette enlaidie, alourdie par les robes vertes sorties directement de la friperie du coin, porte une alliance. La sienne, qu'elle aurait oubliée ? Celle de Marguerite (serait-elle mariée, mais à qui ?) Mal à l'aise dans ses aigus, mal à l'aise dans sa « chambre » - cage avec danseurs à demi nus à l'étage, elle retrouve son personnage lorsqu'elle confie son D'Amour l'ardente flamme à Stephen Hawking, totalement indifférent dans son fauteuil – sur fond de brins d'herbe en rosée, les escargots ridiculement érotiques ayant été remisés au vivarium.



Le diable, lui, s'amuse. Œil gourmand, mimiques entendues, sourires vainqueurs, Bryn Terfel endosse blouse blanche et costume de chercheur fou avec jubilation. Cependant, çà et là, la voix accuse un vibrato gênant et des aigus en limite de justesse.

Les chœurs des villageois, les chœurs de Pâques, eux aussi mal fagotés, sont inintelligibles. Les différents groupes d'étudiants en blouse blanche sont totalement décalés – fort heureusement, Edwin Crossley Mercer fait un formidable Brander scéniquement et vocalement. On retrouve l'ensemble, étrangement, lorsque chacun revêt l'uniforme, avec un sabir des enfers parfaitement compréhensible, l'apothéose de Marguerite souffrant de nouveau, en revanche, de nettes bavures (Ssssseigneur).

Donc chacun de signer son contrat pour un voyage sans retour vers Mars, de troquer ses vêtements (laids) de Terre pour la combinaison spatiale (étiquetée de son vrai nom terrestre).
La signature du pacte est donc l'engagement dans la mission Mars One. L'enfer, c'est Mars. Pourquoi pas ? Mais alors, que diable va faire Marguerite dans cette fusée ? Quel enfer Faust voit-il dans son casque de réalité virtuelle ? Que signifie cette apothéose usurpée par Hawking qui, libéré de son fauteuil, est longuement rééduqué par une armée de kinésithérapeutes ? Viens, Marguerite ! Point de Marguerite, mais un pauvre diable handicapé balloté dans tous les sens au gré de l'apesanteur. Faust (le vrai), subitement ressuscité, a fui en coulisses sur le fauteuil roulant, serrant sur lui la robe à carreaux de Marguerite. Le handicap, véritable enfer sur terre ?


[1] Research Priorities for Robust and Beneficial Artificial Intelligence: an Open Letter. Janv. 2015
Autonomous Weapons: an Open Letter from AI & Robotics Researchers. Juil. 2015
[2] Olivier Py, bord de scène à la suite de la représentation d'Orlando ou l'impatience, Théâtre de la Ville, Paris 12 avril 2015

Photos © Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 17 décembre 2015