dimanche 3 février 2013

Albert Herring : faites le mur, pas la poussière


C'est un lieu abstrait, aseptisé, atemporel, une maison des Arpel [1] où l'on tond le gazon au micromètre et où l'on traque l'impureté avec le plumeau de la pudibonderie. Lady Billows en tailleur rose taille son rosier, rien ne doit dépasser.





Le petit Harry, personnification des désirs enfouis d'Albert, joue à Ken et Barbie, les déshabille, les fait s'accoupler. Lady Billows et Florence Pike les ramasseront plus tard, du bout des doigts et en se pinçant le nez, pour les jeter dans un vulgaire sac en plastique.


Les notables de la ville ne se déplacent qu'affublés de leur masque de protection [2], l'Autre est un virus dont on doit se protéger. L'homme surtout – nasty masculine smell. Entre gens bien pensants, on ne parle pour ne rien dire, de l'heure qu'il est ou qu'il n'est pas, du temps qu'il fait. On masque l'essentiel comme on masque son nez. On fustige le sexe, la sensualité, l'amour, mais on est violent, vénal, méchant.

C'est la société d'aujourd'hui, où ragots et petits carnets sont dépassés. Les caméras de surveillance sont partout, savent tout. Big Brother is watching you. Jupes trop courtes ou flirt dans une voiture, aucune fille ne peut prétendre au titre de Reine de Mai. Ce sera donc Albert Herring [3].

L'épicerie d'Albert ressemble à toutes les supérettes, lumière crue, légumes calibrés sous cellophane, sensualité sous plastique. Troublé par ses amis Sid – le charnel garçon boucher – et Nancy – la jolie fille qui aime les pêches juteuses [4], Albert se demande pourquoi, lui, reste dans ses navets. Pourquoi se soumet-on à une mère castratrice, respecte-t-on les règles, se conforme-t-on à la société, en passant à côté de sa vie ? For what? hurle-t-il dans le micro. L'annonce de son élection comme Roi de Mai sera le déclic, il ne sera pas a stuffed white swan.





Au banquet du Roi de Mai, interminable et magnifique [5], Lady Billows porte un chapeau aussi improbable que celui de la voisine [1], Nancy est en robe rouge supermarché Casino, grosse marguerite blanche comprise. Les discours creux, les cadeaux puritains, passent. La scène est filmée, pour la postérité. Albert fixe la caméra, regard inquiétant, il nous défie, défie la société, il sait déjà ce qu'il fera. Le rhum versé par Sid dans son verre, philtre de liberté, ne sera que le déclencheur de la fuite, attaque tumultueuse de Satan [5]. Aidé par le sort – Heads for Yes and Tails for No – et de Harry son petit double, il fait le mur.


Alors on s'affole, on cherche longuement, on le croit mort. Des imperméables noirs et des ombres de parapluies s'agitent dans les faisceaux des lampes torches. Albert, depuis son mur, voit ça de haut. La ville n'est plus que toits et maisons microscopiques. Et lorsque Albert décide de réapparaître, descendant de son mur, il laisse de côté les sombres, les fâcheux, pour rejoindre les lumineux, les vivants. Tout comme Truman trouve une porte dans le décor [6], Albert trouve un trou pour enterrer sa vie d'avant, s'échapper. Vers un autre monde.



Le plateau est riche en voix et en jeu. Tamara Wilson met sa puissance et ses aigus stridents au service de la violence et de l'hystérie de Lady Billows. Le pasteur (Dawid Kimberg) et l'institutrice (Ana James) crient leur relation ambiguë et frustrée dans des envolées exaltées. Le baryton profond, charnel, de Craig Verm (Sid) se mêle sensuellement au mezzo fruité de Daniela Mack (Nancy). Le thrène de l'acte III, où chacun des neuf solistes à son tour se détache de la lamentation, est une merveille d'émotion. Quant au jeune Sam Furness (Albert), moins puissant, il semble en retrait, sa voix élégante étant parfois couverte par l'orchestre. Les trois enfants sont étonnants de naturel et de présence, en particulier le petit Finlay Williams A'Court (Harry). Les musiciens, tous solistes dans la fosse, sont très exposés – le solo de cor est redoutable. L'adaptation du livret veut que les sifflets de Sid sous la fenêtre de Nancy aient laissé place aux sms – text under my window. Mais quel son fait donc un sms ?

[1] Jacques Tati, Mon Oncle, 1958
[2] Florence : « Let me take your hats and sticks », traduit par « Vos manteaux et vos masques ». In Albert Herring, programme de salle du Théâtre du Capitole.
[3] Bien que Lady Billows considère d'abord cette suggestion comme « mere red herring », une fausse piste (non traduit dans le programme de salle)
[4] peach = sweet or nice person (familier)
[5] Guy de Maupassant, Le Rosier de Madame Husson, 1888
[6] Peter Weir, The Truman show, 1998

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 27 janvier 2013

1 commentaire:

  1. Une bien belle analyse de cette oeuvre, et sûrement une critique très fine ; voilà qui me fait regretter de ne pas avoir vu cet opéra, car je crois aux émotions, encore plus qu'aux appréciations, de Catherine Tessier.
    Ma très réelle admiration, donc et encore, à CT pour son style et sa pertinence dignes du plus haut.

    ALP

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