samedi 21 juin 2014

Valser : la violence, la sueur, la terre


Barrières et police à l'entrée de la Halle.
Une arène de terre brute, des cordes de ring, mâts de cirque et bouts de ficelle. Talanquère et burladeros. Une tarde de corrida pour quatre hommes et quatre femmes.



Le tango est un combat, comme la vie. Entre elle et lui. Entre elles. Entre eux. Possession, rivalité, sensualité violente, brutalité charnelle, grâce, fluidité, rires, instincts premiers, traces, saleté. Lumière rouge ou lumière crue.

Les femmes sont plantées là, poiriers qui font tomber les jupes. Les hommes les prennent, les font valser sans ménagements contre les burladeros, les serrent de près. Le tango est un viol. Les couples se déplacent à grands pas dans la terre brute, forces opposées, luttes sans fin où toujours c'est elle qui recule. Les hommes déshabillent les femmes du regard, fantasmes de l'abrazo avec une partenaire nue. Ou ensablent les pieds de leur partenaire, pour qu'elle n'aille pas avec un autre. Le tango est possessif, jaloux.



Vu de l'extérieur, le bal n'offre pas un spectacle renversant. Certains s'y ennuient au bout de trois minutes. […] Les moments de grâce apparaissent plutôt exceptionnels. [1]
Les corps sont proches, les âmes restent seules. Le tango est une illusion. On y croit le temps d'une tanda, puis « à tout à l'heure ! ». À plus jamais. Le tango est solitude. La milonguera tente d'attirer l'homme – qui passe sans rien voir. Elle restera dans le callejón de la piste. Le danseur esseulé se voit refuser toutes ses invitations – celle-ci regarde ailleurs, celle-là vide ostensiblement sa chaussure d'un caillou imaginaire. Alors on s'essaie à une autre danse, pourquoi pas un cha-cha, un mambo ? Non, on ne danse pas autre chose en milonga, c'est sacrilège.

Et vient un moment où les tensions se transforment, les vêtements volent, on se court après, on s'étreint joyeusement. Le tango invite à l'érotisme. Mais ce n'est pas moral. Un costard noir nœud papillon envoie violemment dans les cordes tout ce monde débraillé.

On prend des cours. Le tango est difficile. Surtout pour les hommes. Ils répètent leurs pas, tous derrière et un devant, inlassablement. Ils ne dansent pas le tango entre eux, ils se battent. Mordent la poussière, bondissent dans des sillages de sueur et de terre. Halètements bestiaux dans les corps à corps.



Mais fallait-il qu'un « vrai » tango, dansé sur un rond de lumière, vînt en épilogue ? La démonstration est belle et lisse, comme sont belles et lisses les prestations des maestros offertes en intermède des milongas festives. Chimère qui n'efface pas la rugosité poussiéreuse des réalités. L'arène de la vie.

[1] Christophe Apprill – Les Audaces du tango – Petites variations sur la danse et la sensualité. Petite philosophie du voyage, Transboréal 2012.

Photos © David Herrero

Halle aux grains, 19 juin 2014

1 commentaire:

  1. Oui, il fallait ce tango final, ne serait-ce que pour ramener en douceur le spectateur du monde de ses fantasmes vers celui (hélas ?) plus policé de la réalité, ou bien pour lui signifier "aurais-tu pu imaginer tout ce qui peuple ton inconscient lorsque tu danses un tango ?"

    RépondreSupprimer