dimanche 3 août 2014

Le Misanthrope : l'imperméable de la mélancolie


Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.

C'est un entre-deux, un entre-étage, ni tout à fait palier, ni tout à fait salon. Un escalier à jardin, deux à cour, des portes, des fenêtres, des fissures, des fils électriques mal fichus. Un entre-deux où fauteuil et piano sont sous housse, le lustre descendu, où chaque chose semble en instance d'un départ. Les domestiques, fantômes silencieux, déplacent du linge bien plié.



Rideau ouvert, Alceste, imperméable doublé de vert sombre et cravate assortie, est déjà là, fébrile, fatigué. Il s'assied, se lève, bâille, arpente le parquet, joue quelques notes au piano. Un Alceste jeune, beau, troublant, présent mais comme absent. Loïc Corbery aussi magnétique que son Don Juan, aussi énigmatique que son Clément [1].


C'est une petite société d'aujourd'hui, des trentenaires en recherche d'eux-mêmes, qui s'agitent, courent, montent, descendent. Disputent en dînant de carottes et de riz avec nappe blanche trop courte et verres en cristal sur des tréteaux improvisés, sous le regard grave du vieux Basque d'Yves Gasc.
Les petits marquis – Louis Arene, l'homme des masques de Lucrèce Borgia, et Benjamin Lavernhe, bondissant Cléante du Malade et raide Hippolyte dans Phèdre – velours violet et velours vert, rient bêtement, se lissent les cheveux, jouent aux petits chevaux, et font de leur fatuité du grand art. L'Éliante nasillarde d'Adeline d'Hermy joue à la gamine gâtée et agaçante. Avec un grand naturel, Georgia Scalliet fait de Célimène une ravissante idiote en talons aiguilles qui masque une redoutable manipulatrice, parangon de ces gens dont la grande étude est de conserver tout le monde.

Le trio des quadras, s'il est plus posé, n'en est pas moins piquant.
Troquant le lourd manteau de la veille pour l'élégance en costume, Eric Ruf est un Philinte de très grande classe et n'est pas Monsieur le rieur pour rien. La prude Arsinoé de Florence Viala en impose dans son carcan de femme d'affaires qui n'a pas de corps et couvre sa frustration sous un austère tailleur pantalon gris. Oronte a la rondeur bonhomme et le ridicule magnifique de Serge Bagdassarian, homme à la veste stricte qui cherche maladroitement la rubrique « sonnets » dans son classeur à soufflets.





Mouvements d'une juste colère, c'est un combat très physique qui fait se rapprocher les corps d'Alceste et de Célimène, presque un viol qui défait le chignon, malmène la cravate, et fait voler les escarpins rose saumon.









Mais c'est recroquevillé dans l'ombre d'une porte, dans ce petit coin sombre, avec [son] noir chagrin, qu'Alceste, amant bafoué dans le placard de la mélancolie, perçoit enfin la vérité nue.











C'est le même Alceste que l'on croise le lendemain matin, avec son imperméable, une liasse de sonnets sous le bras, quelque part dans le Marais, [fuyant], dans un désert, l'approche des humains. Ou peut-être était-ce Loïc Corbery.

[1] dans Pas son Genre, Lucas Belvaux 2014

Photos © Christophe Raynaud de Lage et Brigitte Enguérand / Divergences

Comédie-Française, 6 juillet 2014 

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