Les
flammes du bûcher montent, traits noirs implacables, effrayants. La
Mère, comme une autre Azucena, pousse son cri. Rêve prémonitoire
ou ressassement du supplice du fils : mère et fils ne se regardent
pas, ne se voient pas.
Vincent
Fortemps projette les images mentales du prisonnier, délires
d'encres noires, de dessins incertains, d'éclairages vacillants.
Hallucinations du condamné déjà agonisant ? Des ombres
apparaissent et disparaissent, se fondent dans les tracés. Dans le
dédale de souterrains voûtés, lugubres, le prisonnier déambule
dans son cauchemar, ballotté par des forces invisibles qui le
déséquilibrent, guidé par des lucioles fantomatiques, par des
mirages de fenêtres et de portes.
Le
geôlier, vêtu de noir comme le maître de bunraku, manipule
le prisonnier qui n'est plus qu'une marionnette de chiffons blancs.
« Fratello », lui dit-il en montrant que sa bure
noire cache aussi un habit blanc. Faux-frère !
Un
gros trait, appuyé, noir, ascendant, devient grand cèdre. Le
parfum des cèdres... La liberté... Mais le tronc lugubre,
trompeur, se dédouble, oscille entre noir et blanc sous les éclairs
de lumière, engendrant le spectre du geôlier inquisiteur. Au bout
de l'espoir, le bûcher. La libertà ?
Au
théâtre on fait croire à des batailles, à des tortures, à des
errances dans des souterrains lugubres. Les ombres, les silhouettes ?
Des figurants avec drapeaux et fausses tenailles. Les apparitions et
disparitions ? Des tulles levés et descendus par les porteuses
maintenant par terre. Illusions, désillusions.
Messieurs,
Mesdames. La pièce finie, je vous en supplie, Si elle a plu,
applaudissez. Enjambant les porteuses toujours à terre, le barde
annonce qu'il va de nouveau y avoir théâtre, histoire, conte. Une
autre illusion.
Devant
Judith s'érige lentement le monolithe de 2001 l'Odyssée de
l'espace, qui deviendra la septième porte. Sa robe s'accroche à
un clou. Avertissement.
Le
château apparaît comme une forteresse d'arches successives,
imprenables, un labyrinthe de couloirs gris en deux dimensions. Mais
l'ouverture des portes révèle la troisième dimension, le
mouvement, l'effeuillage de l'âme. Portes toutes reliées ensemble
qui se ferment quand d'autres s'ouvrent. Tel le robot de Sans objet, la structure change de forme, se fait livre dont les pages
se tournent, se fait mur entre Judith et Barbe-Bleue. Les clés
exigées sont les lampes lucioles inquiétantes du Prisonnier ;
elles ouvrent les portes sur les couleurs des didascalies
(magnifiques lumières d'Arno Veyrat), aussitôt rougies d'un voile
de sang. Mais la sixième porte est autre : immatérielle, étrange,
découvrant des formes mouvantes, neurones et synapses baignant dans
le cerveau en larmes.
As-tu
aimé d'autres femmes ? La question de trop. Le monolithe de la
septième porte ne se laisse pas conquérir, il vous happe. Judith
doit revêtir sur sa robe blanche la fraise et le manteau noirs de
Barbe-Bleue, comme l'ont fait avant elle les trois autres femmes.
Elle devient elle aussi fantôme errant, Barbe-Bleue-isée.
Certes
les personnages sont souvent statiques, mais ce sont leurs états
d'âme qu'Aurélien Bory montre dans les décors mouvants, les
lumières hésitantes ou fulgurantes, l'hermétisme des images.
Particulièrement
attentif aux équilibres, Tito Ceccherini magnifie les partitions. On
frissonne à la beauté des soli instrumentaux, à la
perversion effrayante des chants religieux du chœur invisible, dont
l'amplification au premier intermezzo fait ressentir physiquement
l'égarement du prisonnier – Que Tes prêtres appliquent la
justice.
Tanja
Ariane Baumgartner, d'abord Mère émouvante, devient une Judith
déterminée face à au Barbe-Bleue de Bálint Szabó qui semble
résigné, fragile, comme navré qu'encore une fois « elle »
veuille savoir. En geôlier-inquisiteur à double bure, Gilles
Ragon suggère le double sens avec ses Fratello ambigus, sans
parvenir toutefois à effrayer. Et la présence hallucinée, les yeux
brillants d'espoir torturé, la diction habitée du prisonnier de
Levent Bakirci, magnifique baryton pieds nus en loques blanches,
forment l'image forte d'une soirée fascinante.
Photos
© Patrice Nin
Théâtre
du Capitole, 9 octobre 2015
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