Aurélien
Bory est un explorateur d'espaces, un magicien de la métamorphose du
plateau scénique. Le mur d'Espæce
(TNT, 2016) prenait corps et vie, les sept portes changeantes du
Château de Barbe Bleue s'effeuillaient (Capitole, 2015). Ici il s'agissait de
retourner la perspective et de passer du dessus au dessous en
entraînant le spectateur, corps et âme, dans le voyage. Un
impressionnant dispositif inspiré du Pepper's Ghost (brevet 1862)
construit reflets et illusions et défait les repères.
Tout
se passe sur, dans, ou à travers l'Orphée ramenant Eurydice des
Enfers de Corot (1861). Et ce ne sont pas les personnages bien
réels sur la scène qu'il faut regarder, mais le reflet dans le
miroir incliné à 45 degrés. Orphée s'enferme dans le voile noir
de sa douleur, tandis que les pasteurs et nymphes en procession
recouvrent peu à peu le corps blanc d'Eurydice de leurs vestes et
redingotes noires – Couvrez son tombeau de fleurs. Puis dans
un saisissant effet d'aspiration, le tableau entraîne et fait
disparaître le corps enseveli dans les dessous, laissant Orphée
seul au milieu de rien. De l'autre côté du miroir, l'Écho
répète en vain / [S]a triste plainte.
L'intervention
de l'Amour, émaillée de nombreuses acrobaties – roue Cyr,
équilibres, portés, chutes – est moins convaincante et présente
l'inconvénient majeur de détourner l'attention du spectateur vers
les risques pris par l'interprète (impressionnante Lea Dessandre) au
détriment de son chant, impeccable malgré les sollicitations
physiques.
Mais,
hissé par la fosse d'orchestre, voici Orphée à la porte des
Enfers. Toujours dans le reflet, c'est une vision comme au bout d'une
longue-vue ou d'un kaléidoscope, un disque sur lequel grouillent les
Spectres, Larves, et Ombres terribles. La harpe
simulant la lyre est magnifique. Alors les trompettes et cors, se
levant alternativement dans la fosse, sonnent l'ouverture des portes
des Enfers. Tout le dispositif bascule, Orphée est englouti, le
spectateur aussi.
Noir
complet. Les appariteurs des Enfers sont entrés discrètement pour
masquer les lumières indiquant les sorties. Silence complet. Et
soudain, montant dans ce noir total, ce solo de flûte accompagné
des cordes (comment les musiciens font-ils pour rester ensemble ?
mystère...), irréel, magique, virtuose. Nous sommes en effet dans
cette contrée enchanteresse des Champs élyséens.
Alors une lumière peu à peu se fait sur la flûte. Puis d'autres
lumières, étranges, derrière ce qui est maintenant un écran
translucide. Ce sont les troncs des arbres et les ombres du tableau
de Corot, lesquelles ombres errent sans but, comme des robots dans un
labyrinthe. Orphée, qui appartient toujours au monde du dessus, sera
porté par ces ombres pour rejoindre son Eurydice – piquante Hélène
Guillemette, hélas fagotée dans une robe de grand-mère.
Nouveau
basculement. Mais Eurydice est en sursis, sur le tableau tissu que
tirent quelques sbires des Enfers, l'éloignant d'un Orphée qui va
se retourner. Le flux et le reflux de l'immense voile noir de la
mort deviennent vagues
dévorantes, puis linceul définitif. Eurydice est engloutie une
deuxième fois, irrémédiablement.
Sous
la direction de Raphaël Pichon, l'ensemble Pygmalion, chœur et
orchestre, est somptueux. Les
silences, sans que rien ne vienne les troubler, contribuent à
l'intensité du ressenti : chacun est Orphée, sidéré.
L'étendue vocale de Marianne
Crebassa lui permet d'endosser le travesti de la version de Berlioz,
avec cependant quelques
réserves ce soir là où par moment la voix fut âpre et le chant à
côté des notes.
Raphaël
Pichon et Aurélien Bory ont écarté le happy end :
le chœur reprend le thème du bois lugubre,
cependant qu'Orphée est à son tour englouti. Une lumière bleutée
se fait dans la salle, le miroir reflétant maintenant les
spectateurs. Memento mori.
Opéra
Comique, 22 octobre 2018
Photographies
disponibles ici.
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