Perdue,
hagarde, déjà condamnée, elle entre dans l'arène, où l'attend
Dieu ? son destin ? sous l'apparence d'un grand vieillard en
trench-coat noir, qui la fixe intensément. Le temps est compté,
elle le regarde s'écouler sur la pendule gigantesque et implacable.
Mais le prélude s'achève, la joyeuse compagnie arrive, il faut
faire bonne figure, faire semblant, porter son camélia comme on
porte sa croix.

La mise
en scène de Willy Decker, dans sa froide intemporalité, est
extrêmement intelligente et pertinente. Violetta est la seule femme
, fragile corolle rouge parmi les croque-morts cravatés et cyniques.
Le bonheur éphémère de la petite maison de campagne est paré de
tentures à fleurs criardes, terrain de cache-cache pour les robes de
chambre caméléons des amants : l'amour rangé est kitsch dans le
temps oublié... Mais ce n'est rien l'amour, c'est un mythe
dangereux [1]. Les
fleurs se fanent en noir et blanc. Le duel entre les deux Germont est
d'une violence inouïe, en paroles et en actes, père cynique et
manipulateur contre fils rebelle et amoureux. Le chœur des
bohémiennes est une vision de cauchemar, masques identiques à
l'infini et parodie de corrida où les aiguilles du temps deviennent
les banderilles d'un toro de pacotille.
On ne
peut dissocier Violetta de son interprète. Natalie Dessay se bat
avec sa voix fragile, chante sur le fil, équilibriste sur les
failles comme sur le dossier du canapé. On s'attend à tout moment à
la défaillance fatale de l'une et de l'autre, les notes manquent
parfois comme manque le souffle. Réalisme et réalité. E vero,
ne peut que murmurer Violetta lorsque Germont père, tel un autre
Docteur Miracle à Antonia, lui montre l'avenir fait d'infidélités
et de vieillesse. E vero...
sorry I missed the high note,
s'excuse Natalie, déconfite, à l'entracte.
L'Alfredo
aux yeux bleus, Matthew Polenzani, avec ses regards, son jeu, son
chant magnifique, soutient à la fois Natalie et Violetta. Jusqu'aux
saluts. Mais c'est le Germont de Dmitri Hvorostovsky
qui emporte aisément la palme de la soirée, sourire toujours autant
carnassier, une main de fer dans une voix de velours.
Il n'y a
pas de tragédie sans note comique, pas de mise en scène brillante
sans ténor en caleçon qui, s'habillant promptement pour aller à
Paris, oublie de fermer sa braguette. Tout en chantant. Difficile de
faire deux choses importantes à la fois !
Violetta
meurt debout, dans les bras de Dieu, de son destin, de son médecin,
c'est la même chose. Lorsqu'elle respire enfin librement, elle est
déjà morte. Elle s'écroule au milieu de l'arène, le temps peut
s'arrêter.
[1]
Catherine Clément – L'opéra ou la défaite des femmes, Figures
Grasset 1995
(Crédit photos : Marty Sohl, Metropolitan Opera)
Metropolitan Opera, Live in HD, 14 avril 2012