Vraiment
il n'y a rien, où que j'arrête mes regards. La vie est une marche
errante bien rebattue, c'est une course effrénée d'un objet à un
autre, où nos forces défaillent en route. Oui, s'il on pouvait
arriver au terme ici-bas, toujours le même gaillard frais et dispos
comme au moment où on a pris le premier élan, il serait encore
possible de rire au jeu. Mais une puissance nous emporte d'heure en
heure comme le cruchon qui s'est fendu sur la pierre du puits et dont
le contenu tombe goutte à goutte sur le sol, tant que l'on a marché,
tout le long du chemin. À
présent, il est vide, qui peut encore y boire ? Il faut qu'il
s'affale près des autres tessons. [2]
C'est
un Don Juan à la manière de Lenau que propose Kasper Holten, qui
souffre, à bout de souffle et de soufre, vaincu par l'armée
féminine [2]. Toutes les femmes le veulent, reconnaissent sa
fascination surnaturelle et, alors même qu'elles éclatent en
reproches contre lui, elles ne peuvent s'empêcher de le disculper
et, mieux encore, de l'aimer et de l'admirer [1]. Donna Anna
s'accommode fort bien de l'intrus dans sa chambre (ce qui ne va pas,
évidemment, sans quelques incohérences de postures et de propos
ensuite). Là ci darem la mano est un jeu de mains d'une
extrême sensualité sur le garde corps qui ne garde rien, la Zerlina
déshabillée de son gant ouvrira bientôt son corsage. Comme sous le
charme d'un hypnotiseur, la camériste de Donna Elvira succombe à la
sérénade et abandonne prestement sa défroque bien boutonnée pour
se retrouver nue et offerte.
Le
Don a élu domicile dans la maison aux escaliers d'Escher,
dédale de portes, de coursives, de marches, où s'écrivent –
telles les calligraphies de Pillow book – les noms des
conquêtes, mille e tre et bien plus, jusqu'à la nausée.
Dans ce labyrinthe qui tantôt se tache de sang, tantôt dégouline
d'encre noire, les femmes, les hommes, les ombres et les fantômes se croisent,
s'observent, se cherchent. Kasper Holten donne à voir et donne le
tournis. Les femmes sont caméléons, robe en rouge et noir d'encre
qui coule pour Donna Anna, gribouillée comme page du catalogo
pour Donna Elvira. Leporello est habillé en Rouletabille et Giovanni
porte le manteau bordé de fourrure d'Eugène Onéguine, un autre
mufle.
« La
possession produit en moi le vide, une tristesse morne. » [2]
Le giocoso est gommé
et même l'excellent Leporello d'Alex Esposito ne fait pas rire. Dans
les coursives, aux encoignures, le Don s'affale, grimace, s'abîme
dans la dépression. Un Faust qui ne trouverait pas de diable à qui
se vouer. Fin ch'han dal vino
devient cri désespéré dans un tourbillon vertigineux d'escaliers
sans paliers et maculés de noms de conquêtes.
Mariusz Kwiecien réalise une
véritable performance d'acteur, physique et chant séduisants au
service d'une descente aux enfers de la folie.
Le
trio des dames est dominé par la coquine Zerlina d'Elisabeth Watts.
Belle Elvira de Véronique Gens, tandis que Malin Byström fait crier
Donna Anna dans des aigus disgracieux. Les jeunes amoureux font pâle
figure, Masetto en retrait de Dawid Kimberg et Ottavio, étriqué
comme souvent, que le jeune Antonio Poli pousse en limite de
justesse.
Le
spectre du commandeur hante en permanence le labyrinthe des escaliers
et les pensées de Don Giovanni. Pourquoi donc avoir conservé cette
statue, ridicule petit buste de plâtre que Leporello agite pour
simuler des hochements de tête et que brise aussitôt son maître ?
Pourquoi ce pilon de faisan incongru, vaguement mangé debout dans la
coursive, alors même que le petit orchestre est fantomatique ? Il
n'y a pas de souper, pas de convive de pierre, mais un délire du
Don. Qui ne meurt pas, mais reste seul, hagard, face public, sur fond
de morale tronquée chantée en coulisse.
L'enfer, c'est l'autre.
On
eût apprécié d'entendre les explications des intentions de Kasper
Holten, interrogé à l'entracte par Bryn Terfel, le sympathique bad
boy. Las, le bavardage du public de l'Escale, fatigué par
l'inconfort des sièges ou non anglophone, ne l'a pas permis.
[1]
Walter Thomas - Préface au Don
Juan
de Lenau. Aubier 1931
[2]
Nicolaus Lenau - Don
Juan
(1844). Aubier 1931 (Domaine allemand bilingue)
Photos
© ROH/Bill Cooper, 2014
En
direct du Royal Opera House, L'Escale, Tournefeuille, 12 février
2014
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