samedi 8 mars 2014

Don Giovanni : l'enfer de la folie


Vraiment il n'y a rien, où que j'arrête mes regards. La vie est une marche errante bien rebattue, c'est une course effrénée d'un objet à un autre, où nos forces défaillent en route. Oui, s'il on pouvait arriver au terme ici-bas, toujours le même gaillard frais et dispos comme au moment où on a pris le premier élan, il serait encore possible de rire au jeu. Mais une puissance nous emporte d'heure en heure comme le cruchon qui s'est fendu sur la pierre du puits et dont le contenu tombe goutte à goutte sur le sol, tant que l'on a marché, tout le long du chemin. À présent, il est vide, qui peut encore y boire ? Il faut qu'il s'affale près des autres tessons. [2]




C'est un Don Juan à la manière de Lenau que propose Kasper Holten, qui souffre, à bout de souffle et de soufre, vaincu par l'armée féminine [2]. Toutes les femmes le veulent, reconnaissent sa fascination surnaturelle et, alors même qu'elles éclatent en reproches contre lui, elles ne peuvent s'empêcher de le disculper et, mieux encore, de l'aimer et de l'admirer [1]. Donna Anna s'accommode fort bien de l'intrus dans sa chambre (ce qui ne va pas, évidemment, sans quelques incohérences de postures et de propos ensuite). Là ci darem la mano est un jeu de mains d'une extrême sensualité sur le garde corps qui ne garde rien, la Zerlina déshabillée de son gant ouvrira bientôt son corsage. Comme sous le charme d'un hypnotiseur, la camériste de Donna Elvira succombe à la sérénade et abandonne prestement sa défroque bien boutonnée pour se retrouver nue et offerte.







Le Don a élu domicile dans la maison aux escaliers d'Escher, dédale de portes, de coursives, de marches, où s'écrivent – telles les calligraphies de Pillow book – les noms des conquêtes, mille e tre et bien plus, jusqu'à la nausée. Dans ce labyrinthe qui tantôt se tache de sang, tantôt dégouline d'encre noire, les femmes, les hommes, les ombres et les fantômes se croisent, s'observent, se cherchent. Kasper Holten donne à voir et donne le tournis. Les femmes sont caméléons, robe en rouge et noir d'encre qui coule pour Donna Anna, gribouillée comme page du catalogo pour Donna Elvira. Leporello est habillé en Rouletabille et Giovanni porte le manteau bordé de fourrure d'Eugène Onéguine, un autre mufle.









« La possession produit en moi le vide, une tristesse morne. » [2] Le giocoso est gommé et même l'excellent Leporello d'Alex Esposito ne fait pas rire. Dans les coursives, aux encoignures, le Don s'affale, grimace, s'abîme dans la dépression. Un Faust qui ne trouverait pas de diable à qui se vouer. Fin ch'han dal vino devient cri désespéré dans un tourbillon vertigineux d'escaliers sans paliers et maculés de noms de conquêtes. Mariusz Kwiecien réalise une véritable performance d'acteur, physique et chant séduisants au service d'une descente aux enfers de la folie.


Le trio des dames est dominé par la coquine Zerlina d'Elisabeth Watts. Belle Elvira de Véronique Gens, tandis que Malin Byström fait crier Donna Anna dans des aigus disgracieux. Les jeunes amoureux font pâle figure, Masetto en retrait de Dawid Kimberg et Ottavio, étriqué comme souvent, que le jeune Antonio Poli pousse en limite de justesse.












Le spectre du commandeur hante en permanence le labyrinthe des escaliers et les pensées de Don Giovanni. Pourquoi donc avoir conservé cette statue, ridicule petit buste de plâtre que Leporello agite pour simuler des hochements de tête et que brise aussitôt son maître ? Pourquoi ce pilon de faisan incongru, vaguement mangé debout dans la coursive, alors même que le petit orchestre est fantomatique ? Il n'y a pas de souper, pas de convive de pierre, mais un délire du Don. Qui ne meurt pas, mais reste seul, hagard, face public, sur fond de morale tronquée chantée en coulisse.
L'enfer, c'est l'autre.




On eût apprécié d'entendre les explications des intentions de Kasper Holten, interrogé à l'entracte par Bryn Terfel, le sympathique bad boy. Las, le bavardage du public de l'Escale, fatigué par l'inconfort des sièges ou non anglophone, ne l'a pas permis.

[1] Walter Thomas - Préface au Don Juan de Lenau. Aubier 1931
[2] Nicolaus Lenau - Don Juan (1844). Aubier 1931 (Domaine allemand bilingue)

Photos © ROH/Bill Cooper, 2014

En direct du Royal Opera House, L'Escale, Tournefeuille, 12 février 2014

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